22 avr. 2008

Karl. Nouvelle Libre.

KARL

Ce jour-là, Lucien rentra plus tôt. Il lâcha sa serviette au pied de la commode, posa ses clés sur le vide-poche, et rangea sa veste rapiécée. Carine, affalée devant la télévision, ne vint pas l'accueillir.
-Je suis rentré, chérie.
-Je sais, je ne suis pas sourde.
-J'ai pas le droit à un bonjour ?
-Je ne peux pas me lever. Karl me crève.
Lucien eut un sourire compatissant et se dirigea lentement vers elle. Carine, pour qui la moquette du salon était une seconde peau, cria.
-N'entre pas ici avec tes chaussures dégueulasses !
-Désolé. Je nettoierai ça.
Il fit demi-tour, enleva ses mocassins, et revint voir sa femme. Il s'assit à coté d'elle et voulut l'embrasser, mais elle détourna la tête. Il put quand même glisser une main sous son chemisier pour caresser le ventre rond, et sentir les coups de Karl.
-Il est pressé de naître.
-Oui, mais je veux le garder jusqu'à la date fixée. Je ne le sens pas fini.
-Ne sois pas méchante.
-C'est moi la mère.
Il haussa les épaules, puis il s'oublia dans les images du téléviseur.

L'on sonna 24 minutes plus tard. Lucien s'était endormi, mais c'est lui qui dut se lever pour ouvrir. Un petit homme sec mais souriant pénétra directement dans l'appartement et s'installa à la grande table de la pièce principale. Il dégagea d'un revers de main tout ce qui s'y trouvait et il ouvrit son attaché-case pour en sortir un petit dossier rouge, qu'il disposa correctement sur la nappe. Lucien, toujours dans l'entrée, le regarda béatement.
-Non mais heu... Vous vous prenez pour qui à vous incruster comme ça, chez moi ?
-Vous n'êtes pas chez vous. L'appartement est au nom de votre femme.
-Alors vous vous prenez pour qui à vous incruster comme ça, chez ma femme ?
-Pour quelqu'un qui n'a rencontré aucune résistance à son incrustation chez votre femme.
-Heu... Oui mais...
-Trêves de banalités. Venez vous asseoir en face de moi. Il en va de même pour vous, Madame Carine Sache. Et profitez-en pour éteindre ce poste télévisé braillant des inepties portant atteinte à ma santé mentale.
Lucien et Carine s'exécutèrent.
-Bien. Nous pouvons maintenant discuter sérieusement. Je me présente : Représentant D'Offre Commerciale Aux Futurs Parents d'EPONGEX.
-La marque de serviette hygiénique anti-transpirantes ?
-Cela même. Ma société lance sur le marché une stratégie commerciale innovante prônant aux maximum la satisfaction de consommateurs ciblés. Ici, la femme enceinte. Or, vous êtes bien Mr et Mme Sache, parents de Karl Sache dont la date d'accouchement est officiellement prévue au 23 mars à 15h54.
-Comment savez-vous tout ça ?
-Nous avons nos sources. Vous attestez donc ces informations ?
-Oui.
-Parfait. Je puis donc vous informer du projet vous concernant.
-Heu, ok...
-Commençons par le commencement. EPONGEX voit les choses en grand. Le marché de la serviette hygiénique anti-transpirante se porte bien. Les femmes s'assument, se veulent propres et n'ont plus peur du qu'en dira-t-on. EPONGEX se voit alors poser le premier jalon de la collaboration totale entre entreprise et client. L'apogée de la société de consommation moderne, la satisfaction des désirs les plus fous, la marche vers le progrès ont un nom : la PUBLICITÉE INCORPORÉE.
-!?
-Je comprends votre étonnement. La Publicité Incorporée est aussi folle et exceptionnelle que la conquête spatiale. Futuriste, mais réelle ! Avec la collaboration des ménages, nous y arriverons bientôt.
-Si vous le dites, mais en vérité, c'est QUOI ?
-Un idée simple et efficace. Ma société se propose de sponsoriser votre futur enfant, et cela à vie.
-Du sponsoring ? Mais Karl sera un garçon, que va t-il faire de serviette hygiéniques ?
-Oh, il ne s'agit pas de ça. EPONGEX est très diversifiée. Elle prendra en charge non moins que sa vie. C'est à dire son alimentation, sa santé et le financement de son éducation. De plus, vous recevrez un salaire de 3000 euros nets, pour répondre à toutes les autre envies future de votre chérubins. N'est-ce pas merveilleux ?
-C'est en effet très alléchant, mais je ne crois plus au Père Noël. Qu'est ce que vous attendez de nous en échange ?
-Oh, une bagatelle. Vous devez juste nous autoriser à tatouer une publicité sur le front de votre enfant.
Carine s'étouffa et manqua de s'évanouir.
-Calmez-vous madame, je comprends votre réaction spontanée. Mais soyez rassurée. La pose se fait à nos frais, par la technique du laser. Cela est totalement sécurisé, et le tatouage ne nécessitera aucun nettoyage ni réparation durant toute la vie. Il sera parfaitement incrusté sous la peau, dans un style qui sera du plus bel effet. je vous le garantis.
Carine se leva et se mis la tête entre les mains.
-C'est dingue, complètement dingue. Comment pourrais-je accepter chose de si immonde ?
-Mais enfin, tout cela est à votre plus grand bénéfice.
-Partez de chez moi Monsieur. Vous et votre société n'êtes que des psychopathes qu'on devrait abattre.
-Restez calme madame. Réfléchissez. Vous avez là une occasion unique de garantir une vie décente avec votre gamin. Vous croyez qu'il mangera tous les jours avec le salaire minable de votre mari et vos horaires affamés au supermarché du coin ?
-Je préfère qu'il crève plutôt qu'il vive comme une bête de zoo promouvant l'achat de serviettes hygiéniques.
-C'est à que vous faites erreur. La Publicité Incorporée est un processus parfait qui se répandra partout. Il sera accepté facilement par les ménages attirés par l'appât du gain, c'est à dire tous. Et votre fils ne vivra pas comme un marginal mais comme la véritable égérie de la mode la plus in. Et l'on vous vantera comme des parents courageux ayant su faire les bons choix pour l'avenir de votre progéniture.
-Nous ne sommes pas des robots, nous aimons nos enfants plus que tout. On accepte peut-être les milliers de pubs dans la rue, le métro, les parkings, notre boîte aux lettres, notre ordinateur et notre voiture. Mais sur le front de nos enfants, jamais !
-Ouvrez les yeux, vous habillez déjà vos gamins en homme-sandwich. Ses jeans, son sweat, son tee-shirt, son sac et tout ce qui sort de sa bouche n'est que publicité.
-Ce n'est qu'un style sans conséquence, rien à voir avec vos projets dégueulasses !
-Bref, vous refusez. Très bien. Une autre mère acceptera. Ce système est installé au plus profond de vos âmes et il est bien trop tard pour lutter. Au final, nous gagnerons, comme toujours.
Sur ce, au revoir Madame. Je souhaite à à votre enfant une mort longue et difficile.
Le représentant se leva et Carine lui cracha au visage. Il s'essuya de la manche et partit tranquillement, un sourire pervers cloué au visage.
Lucien voulut rassurer sa femme.
-Ouah, clair qu'il ne trouvera jamais de clients.
-Toi, ta gueule. Si t'étais un vrai mec, tu ne l'aurais jamais laissé rentrer. Je me demande franchement ce que je fous avec toi, t'es un vrai fantôme.
Lucien encaissa l'insulte sans broncher, mais son visage se blanchit. Il tourna les talons, pris sa veste et partit à son tour en claquant la porte. Ce fut leur première dispute.

Dehors, Lucien parvint à s'allumer une clope sans se faire voir des caméras de contrôle anti-tabac. Puis il marcha au hasard, cherchant à s'oublier dans la ville. Il prit un bus qui passait là et vint s'asseoir au fond.
Là, il tomba sur le représentant.
-Tiens, comme on se retrouve...
-C'est un signe du destin.
Lucien claqua de la langue et croisa les jambes. Il garda le silence pendant quelques minutes puis se tourna vers lui.
-J'ai réfléchi. En tant que père, j'accepte votre offre.
-Ha ha, j'en étais sûr. Comme une revanche contre votre femme, qui porte le pantalon, n'est-ce pas ?
Lucien rougit et hocha de la tête.
-Nous allons arranger ça en quelques secondes.
Le représentant ressortit le dossier rouge lui présenta trois feuilles et un stylo. Lucien signa en bas des trois papiers.
-Parfait. Tout est réglé.
Le représentant lui offrit alors un petit cachet violet.
-Lâchez ça dans le verre de votre femme dès que vous pouvez. Elle ne se rendra compte de rien. Votre enfant naîtra alors avec un joli front et une garantie à vie. EPONGEX veillera sur lui.
-Ainsi, tout est au mieux. Adieu.
Lucien mit le cachet dans sa poche et descendit à la station suivante. Il reprit le chemin de l'appart', avec un crochet chez un fleuriste.

De retour au salon, il offrit un bouquet de fleur à Carine et s'excusa de son attitude de lâche. Elle lui pardonna et voulu un apéritif, pour celer la fin de leur courte dispute.
-Pas de problème chérie, je vais préparer ça.
Il alla à la cuisine remplir deux verres de vodka et faire une petite assiette de charcuterie. Carine vida son verre d'une traite, et ils se rappelèrent leur amour sur le canapé usagé.

Karl naquit quelques jours plus tard. C'était un beau bébé, rose et bien en chair. Son front affichait fièrement "Avec Epongex, ma culotte est toujours au sec ! ". Il vécut longtemps, et fut quelque peu heureux.

FIN


(Nairod)

4 commentaires:

Marine a dit…

Héhé, original ^^. J'aime bien.

Artie a dit…

Vraiment excellent. Et quel message !
Le style est parfois un peu maladroit (l'entrée du publicitaire, par exemple), mais ça reste très direct et très bien construit.

kLopOrtE a dit…

C'est vrai que c'est très bon.

Anonyme a dit…

Good words.